lundi 1 août 2022

Haze

Say they, those days are gone
Empty glass bottle of cranberry juice 
Filled with cold water now in the fridge
Label torn, cap lost, but still
Clean on the inside
Much more transparent
Sugar-free.

Some age years have gone, indeed
Dropped me off here on this paper on the way
Too short for a western life-stile, say they 
Too long for an early bride
Much more in a graveyard of war children
Imagine what life could have been
Sky still seems blue. 

Now that the now is out of touch
And the real is other, say they
Greys of a hair remind expensive state boundries,
Ethical anxieties narrated to a sundial,
Awakening of a city with rock-n-roll trials
Full of denial
Oh! Beautiful sea,
Nostalgia is a dish worst served cold. 

Waiting, say they, is a sticky activity
Empty for a concept
Sad as a memory
Cold, if a feeling 
Numb, when hopeless
Dusty, rusted, thorny 
but precious to be wasted.


As dreary as it sounds
A child's souvenir from Nothingland.

dimanche 22 mai 2022

P°29 - décision

 -Sylvia?
-Oui, l'écrivaine? 
-Qu'est-ce qu'on fait?
- On patiente.
-Pourquoi exactement?
-Tu dois nécessairement connaitre le résultat pour te patienter?
-Le contraire n'est pas du conformisme?
-Tu es contente de la situation dans laquelle tu te trouves?
-Non, justement.
-Alors en quoi ce serait du conformisme?
-Parce que faire un pas (quelconque) pourrait ramener des conséquences inattendues, probablement dérangeantes, du moins comparées à la siuation actuelle.
-C'est ton anxiété qui parle. Si tu était complétement insatisfaite, le pas viendrait quoi que tu fasses.
-C'est une sorte de déterminisme un peu trop stricte à mon goût.
- Ce n'est pas une question de goût, une question de survie.
- Je dois attendre jusque là pour passer à l'action?
- Tu dois prendre une décision.
- Là est mon problème.
- Alors réfléchissons. Quel est le problème exactement?
- Je ne sais pas si je dois prendre une décision ou si je dois patienter.
- On tourne ne rond.
-J'en suis consciente.
- Les pros et les cons?
-J'ai l'impression que je suis en train d'aprendre à patienter
- Pourquoi exactement?
- Pour que les choses deviennent claires.
- Elles sont embrouillées?
- Oui, je me sens confuse.
- A cause de ta situation?
- Tiens oui, si j'enlève cette confusion, je vais me sentir libérée.
- Alors la remède pour la libération c'est de faire cesser la situation qui, au début, a crée de la confusion pour toi. Du coup, il me semble que tu n'attends pas toute à fait pour que la situation devienne autre chose, mais qu'elle soit annihilée. Tu as des regrets? 
- Des regrets, j'en suis pas certaine mais j'avais et j'ai encore des attentes.
- Tu penses qu'elles ne sont pas réalisables?
- J'en doute de plus en plus chaque jour.
- Tu te précipites pour voir le résultat?
- C'est pour ça que j'ai dit que j'ai l'impression d'apprendre à patienter.
- Cette décision dont tu parles, elle est prédéterminée?
- C'est-à-dire?
- Est-ce une question de oui ou non?
- Oui.
- Tu es sûre que la question est bien posée?
- Quelle est la critère pour en juger l'adéquation? (...) Je n'y avais pas trop songé, elle est venue un peu toute seule la question.
-Il s'agit du déterminisme dont je parlais.
- Mais la question ne ramène pas sa réponse.
- La question de critère est importante.
- Je me demande si je me suis suffisamment battue, si j'y ai suffisamment investi d'efforts.
- C'est quand que tu serais au point de reconnaitre tes limites?
- Peut-être quand je me sens tellement brisée que les fissures sont irrémédiables.
- Jusqu'à ce que tu te rends comptes qu'il s'agit d'une question de survie?
- Justement, je ne sais pas si c'est juste d'attendre autant, envers la personne que je suis.
- Tu te sens pressée pour prendre la décision? 
- J'ai peur que si je ne passe pas à l'action, cela devienne une question de survie.
- Et tes indices?
- Il y a des situations dont je reconnais les résultats, des situations qui me sont familières.
- Le soleil se levera demain matin?
- C'est hautement probable.
- Tu es sûre que ton interprétation de la situation est correcte?
-Non, c'est cela qui me retient de prendre la décision.
- Il y a moyen de faire des expérimentations?
- Le plus j'interviens, le plus je change la réalité.
- Tes interventions font émerger des effets?
-Naturellement.
- Quantiquement.
-Oui, du coup j'essaie de patienter et de vivre ma vie à coté, sans trop y réfléchir.
-Mais tu échoues?
-Visiblement.
-Pourquoi cette question est si cruciale pour toi?
-Je ne suis pas heureuse.
-Tu ne supportes pas la mécontente?
-C'est une critique qui m'a été adressée il y a un moment par une autre personne très proche.
-Es-tu d'accord?
-Oui, une réflexe de middle classe.
-Donc apprendre à patienter est l'un des pros?
- Oui, mais mes conditions matérielles font sans aucune doute partie de la culture des middles.
-Ah je vois, ta volonté d'apprendre à patienter est complétement abstraite!
-Oui, je m'en suis rendue compte tout juste.
- Et le contenu de cette situation.
- Ce n'est pas cela qui me pousse à patienter au tout début?
- Pourquoi tu es en train de penser à quelque chose d'extérieur à la situation?
- Les lecteurices ne comprendront pas cette question. Iels ne partagent pas notre connexion. 
- Oui, tu as raison. J'ai l'impression que les motivations qui te poussent à te précipiter pour prendre la décision sont extérieur à la situation même.
- J'ai peur de prendre une décision à cause des élèments extérieurs à la situation, qui me pouseront à malinterpréter la situation, d'intervenir dans des moment inadéquats en dépit du risque de changer le cours des choses, en mon défaveur. 
- Si tu "laisses" les élèments extérieurs à intervenir au cours de ton processus, c'est que tu en as envie, ou besoin, que tu veuilles ou non.
-Est-ce parce que j'agis sous l'impulsion de mon id?
- Possible.
-Est-ce une erreur?
-C'est une partie de toi, qui t'appartient... Mais oui, si tu prends ta décision uniquement sous cette motivation, sans réfléchir sur les conséquences...
-Comment je vais réussir à faire la part entre mes motivations?
- Ca dépend. Tu découvres ou tu agis par volonté, par délibération?
-Ton déterminisme semble impliquer la découverte.
- Je suis ton alterego.
- Mon id?
- Non, les deux sont différents.
- Tu crois à l'éthique aristotélicienne?
- Pas trop, elle est un peu trop téléologique pour moi, et met un accent fort sur le pouvoir de l'individu pour changer le cours des choses. Multiplier les moments où on patiente pour devenir quelqu'un de patient... c'est dûre pour cellui qui patiente. Ce que tu endures se répète à chaque moment où tu patientes, ce n'est pas facile.
- Mais les moments de décision ne sont pas décisives mine de rien? Même si c'est dûre à chaque moment, aucun apprentissage ne se télécharge sans effort.
- D'accord, mais on ne connaitrait jamais les conséquences en avance. Si cette endurance repousse l'autre, le fait perdre le respect qu'il a pour toi? 
 - Je dois prendre la décision.
- Tu veux le faire?
- Pas encore.
- Alors, non.
-Je repousse les résultats?
- Ta situation est si deséspérée?
- Je ne vois pas d'autre indice pour le moment, du côté du positif.
- Alors, prépare-toi surtout à te protéger.  
-Tu me protégeras. 

dimanche 12 décembre 2021

P°28

-Sylvia enfin!
-Salut écrivaine! Tu m'attendais?
-Mais oui, depuis un certain moment déjà. Tu m'as manquée tu sais. Comment s'étaient passées tes vacances avec les piratesses d'Erythrée?
-Justement, je ne pouvais, ni voulais d'ailleurs partir. Elles ont carrément fondé leur rayaume sans nom, ni frontières ni argent (P°12). C'est triste que les médias n'en parle point du tout. Compréhensible en même temps, sachant qu'il y vivent des personnes et des idées dangereuses pour le patriarcapitalisme.
- ... Tes quatres amies sont toujours là? Tu as pu les revoir?
- Oui, heureusement. Figure-toi, la silencieuse a commencé à parler depuis qu'elle a temoigné la naissance d'une girafe dans les savanes. Ca été une telle expérience pour elle d'attendre le bébé à se mettre sur ses pieds dans les premiers quelques minutes de sa nouvelle vie qu'elle a décidé de ne plus attendre pour trouver les bons mots.
-Tiens, ça c'est une expérience spirituelle là. 
-On dirait oui, très profonde! 
-Et la transporteuse? 
-Elle est toujours dans le business. Elle se plaignait de la difficulté de trouver des munitions depuis le départ de Trump mais comme elles ont une vie plus ou moins stabilisée, grâce aussi au dom de fer qu'elles ont construit récemment, le besoin de se défendre est devenu moins important. 
-Comment ça? Un dom de fer comme celui d'Israël? Je croyais qu'il n'y avait pas de frontières au rayaume sans nom. 
-Similaire mais elles l'ont construit avec une nouvelle technologie qui s'appelle imaghield. Déjà les personnes qui se servent d'un appareil ayant une connexion aux réseaux sociaux ne peuvent pas entrer au rayaume. Pas de poste instagram avec la localisation show-off tu vois? Et comme on y arrive par le bateau et que même pour accéder aux côtes où le bateau attend il faut communiquer en amont avec l'une des piratesses, l'entrée est assez privée. 
-Du coup hormis les gens qui y habitent et qui ont l'autorisation de s'y séjourner, personne ne connait où se trouve ce rayaume? 
-Oui mais je dirais pas l'autorisation parce que l'entrée est au fait assez facile. Enfin, il faut juste avoir suffisamment de courage pour regarder droit dans les yeux d'une femme à l'apparence guerrière, d'un douceur féroce et d'un fond inébranlable.
-Comme dans l'allégorie de la caverne? 
-Oui, si tu veux. 
-Mais comment communique-t-on avec les piratesses en amont? Par les pigeons? 
-Haha, non. L'imaghield te trouvera si tu es suffisamment courageuse et si tu as réellement, mais je dis bien réellement, envie d'y aller. 
-C'est impressionnant dis-donc! Une sorte de dam de fer qui protège par son absence.
-Oui, elles sont fortes! 
-Et les jumelles? 
-Elles vont bien, épanouies. La Soleil profite du soleil et de l'amitié, l'Ouragan travaille sur son thèse de doctorat. Elle fait une recherche comparative sur l'organisation de la vie sociale des différents rayaumes sans nom. 
-Quoi? Il y en a d'autres? 
-Evidemment ma chère. Le propre de la libre imagination c'est de pouvoir se propager entre de différents univers très facilement. Je ne sais pas pourquoi cela te surprend autant. Notre relation à nous avec toi n'est pas si "mondaine" non plus.  
-Oui, mais j'y suis un sujet agissant. Même si je découvre moi aussi notre univers à chaque fois de nouveau, j'avoue que je n'avais pas pensé qu'il puisse en exister des autres ailleurs. Puis, je produis de moins en moins... Tu penses que je perds de mes capacités créatives?
-N'aie pas peur. Je suis là pour t'accompagner. D'ailleurs, j'allais te ramener du vin fruité que nous avons fait avec Bruce mais comme mon départ du Rayaume était repoussé, nous les avons bues les trois bouteilles avec l'Ouragan. 
-Le fait d'y avoir pensé m'est cher déjà, merci. Tu n'as pas été voir Bruce du coup?
-Non, je voulais te voir d'abord pour prendre de tes nouvelles. Comment tu te sens? 
-Ca va, j'ai l'impression d'avoir saisi une certaine stabilité dans la vie.
-(Rit bruyamment)
-Mais non, ce n'était pas une blague. 
- Ah bon? Pardon... Comment ça, une certaine stabilité? 
-Enfin, ok tu me connais un peu trop. Mais depuis que j'ai commencé à travailler avec les enfants et les adolescents à l'école, je me sens bizarrement grandie, tu vois. En plus, comme je donne des cours de socio et de philo, j'ai eu l'occasion de retravailler mes cours de licence, ce qui est vachement enrichissant. J'avais appris des choses finalement, malgré tout. Par ailleurs, nous avons ouvert un café culturel à Beyoglu, qui s'appelle Kivilcim. Je cours quand je trouve l'occasion, je nage, je dessine, j'écris de temps en temps. 
-Bah, que des bonnes nouvelles! Et ton interdiction de sortie du territoire a été levée? 
-Oui, enfin. Comme c'était nul. Non seulement la police m'a cassé le nez pendant cette manif, on m'a obligée de me rendre au commisariat à cause de ce contrôle judiciaire qui n'a pas de sens. Enfin, si. Je suis une potentielle terroriste militante qui a traduit en plus un livre intitulé Kurdistan, le mot banni du vocabulaire des turcoturcs.
-Et tu es toujours dans les rues? 
-Evidemment, avec un peu plus de prudence... 
-Tu es incurable. 
-Oui, et je compte rester ainsi! Tout comme Eudaimonia qui ne peut être traduit aujourd'hui comme bonheur, je revendique un bien-être dérangé sur la voie qui mènerai un jour ou un autre au bien-être de tous. 
-Quelle sacrifice! Bon, d'après ce que j'ai compris, tu t'occupes de toi-même quand même. Fais attention s'il te plait. 
-Oui, logos
-Eyy, tu as déjà suffisamment de super-ego. Je préfère ne pas m'y ajouter. 
-Mais non, il n'est pas juste de psychologiser un choix politique. Une fois que tu vois le réel, tu n'arrives plus à te retourner dans la caverne, tu sais bien cela. 
-Mais oui, je sais écrivaine. Je connais tes choix politiques, si on peut dire "choix". J'aimerais juste que tu te fasses attention. Le pays dans lequel tu vis n'est pas l'un des plus libres, ni pour l'expression ni pour l'agir. 
-Tu sais que nous n'avons plus de droit à achèter plus de deux paquets de sucre? 
-Un euro, c'est plus de quinze liras, c'est ça? 
-Oui, oublie de visiter nos ami-es en France. 
-J'ai entendu que Mathilde vient te visiter bientôt. Tu dois être aux anges. 
-Oui! Elle me manque tellement. Elle arrive la fin du mois. Nous allons passer le nouvel an ensemble. Vous venez aussi au dîner de nouvel an? 
-Je crois que Bruce et Jules ont déjà programmé notre trajet, Elie allait rester avec Alice, je ne sais pas si elles viennent toutes les deux mais Ömür serait surement avec nous. 
-J'ai hate de vous retrouver! ça te dit de sortir marcher un peu? Il pleut mais j'ai envie de prendre un peu de l'air fraîche. 
-Allons-y. Mon être me protège par l'absence de son existence mais tu vas devoir prendre ton parapluie bleu. 
-Ayy...

lundi 25 octobre 2021

Pourtant manquant

Entends,
je fais du bruit par débris,
par l'envie d'allumer la fin de nos
vingt ans.

Tentant,
ce désir d'étendue, 
la caresse discrète en attente,
l'entente sur le regard éperdu.

Marquantes, 
les douces mélodies à bout de hausse 
des farces sanglantes;
sans noces, ni loss
mais sentantes.

partant?

mardi 30 juin 2020

La déviance au temps de Covid-19

 Introduction

Depuis que le covid-19 a fait son apparition à l’échelle mondiale, on voit de claires modifications des interactions humaines. L’interdiction de sortir, la fermeture des écoles, de commerces, de lieux culturels, l’annulation des festivités… La diminution de nombre d’occasions pour se fréquenter est accompagnée d’une aversion pour se retrouver, pour des raisons bien compréhensibles.

Toutefois partout dans le monde, l’interdiction de sortir est appliquée de façon sélective et excluent notamment les travailleurs. En ce sens, nous faisons un choix thématique pour traiter notre question et limitons notre analyse dans le champ de travail. Par ailleurs, le principe normatif (et juridique) du confinement n’est pas toujours respecté par d’autres acteurs que les travailleurs. Cette ‘transgression’ nous rappelle la question de la déviance, chère aux interactionnistes symboliques.

En effet, ce courant théorique développée aux Etats-Unis peut nous servir de guide pour analyser notre situation actuelle mondiale. Se situant au mi-chemin de la sociologie déterministe et la sociologie compréhensive les tenants de cette perspective ont emprunté et développé des notions de Simmel, ce qui nous permet de les positionner à part les deux courants cités. Blumer, qui baptise le courant, a ensuite influencé Hughes et les sociologues de la Deuxième Ecole de Chicago comme Becker et Goffman. Nous allons nous servir de ces trois derniers sociologues ainsi que de Simmel pour approfondir notre analyse qui se déroulera en trois parties. Dans la première partie nous allons nous intéresser à la notion de déviance, son rapport aux principes normatifs et son identification. La deuxième partie consistera à faire une brève description du temps de Coronavirus en Turquie afin de mieux situer l’analyse qui va suivre. La dernière partie mettra en relief les rapports entre le travail et l’impératif de rester chez soi d’un point de vue de la déviance en essayant de répondre à la question de savoir si l’on pourra identifier des types de déviance propre au temps de l’épidémie.

1.

Becker (1963, pp.25-39) rejette la théorie selon laquelle seules les personnes ayant l’impulsion de commettre un acte déviant le font, en soulignant le caractère essentialiste de cette perspective. En effet, celle-ci proposerait une vision de la société où l’état ‘normal’ des choses seraient clairement défini et où les déviants constitueraient une sorte d’anomalie, par leur nature. Or, affirmant que toute personne posséderait une telle impulsion, Becker suggère de renverser la question et de se demander de quelle manière les personnes ‘normales’ ne se soumettent pas à de telles pulsions. Selon lui, il s’agirait d’un processus progressif de l’apprentissage où l’individu apprendrait à vérifier les conséquences éventuelles d’un comportement précis sur son carrière individuel, en acquérant au fur et à mesure les critères conventionnels de la vérification : « l’individu ‘normale’ s’implique progressivement aux institutions et comportements conventionnels » (p.27).

En ce sens, la société des ‘normaux’ peut être définie comme un ensemble d’institutions, pratiques, comportements au sein desquels l’individu se forme à devenir normal, tout en sachant que les actes déviants sont également à la portée de la main mais sont à éviter. Mis à part les motivations personnelles de cette obéissance analysées par Becker dans le même oeuvre, nous pouvons remarquer qu’il y existe, presque structurellement, une potentialité toujours ouverte à la déviance. En effet, la définition de l’institution que donne Hughes (1993 (1897), p. 100) nous approuve cela : « les institutions peuvent être décrite comme des modes ou des points modaux de comportement crées par l’être humain au sein des domaines dans lesquels il se trouve des types de comportements autre que le comportement modal ».

Quelles seront les comportements que l’on peut identifier socialement comme étant modaux ? Il est évident que nous pourrons en faire une liste conséquente sachant qu’il existe énormément de types de carrières, des situations, des modes de vie qui concernent des groupes sociaux tout autant nombreux. Il faudrait donc délimiter, puisqu’il nous serait impossible de faire le tour dans le cadre de ce travail, le champ du social.

Nous choisissons d’opter pour une délimitation thématique qui permettra de ne pas perdre de vue les institutions structurelles macrosociologiques et qui est, par ailleurs, l’un des domaines de privilège des interactionnistes : le monde de travail. En plus, ce choix thématique nous permettra de réfléchir sur l’existence des types sinon universels du moins généraux du comportement déviant, étant donné le vaste étendu du mode de production capitaliste transfrontalier qui instituent ses normes presque partout dans le monde. Il nous permettrait également d’élargir la notion de déviance et en chercher les modes qui se différencient à la fois de la norme et des autres types de comportement déviants à l’égard d’un même domaine thématique.

A ce titre, nous pouvons faire appel, encore une fois à Hughes dont les propos semblent toujours pertinents même un siècle plus tard, dans bien de zones géographiques : « L'ordre dans notre société, comme je l'ai mentionné plus haut, est en grande partie une question de relation de l'homme avec le monde du travail. Il est également vrai que nos institutions de travail sont très développées et sont, dans une mesure inhabituelle, formellement séparées des autres. Il y a un temps et un lieu pour le travail ; des temps et des lieux pour la vie familiale, les loisirs, la religion et la politique. L'humeur et l'état d'esprit du lieu de travail sont censés être différents de ceux du reste de la vie » (p. 124).

En effet, l’impératif de réussite -aussi minimal que cette réussite soit- formulé autour de l’institution professionnelle peut être considéré comme la norme de base qui marquerait la porte d’entrée à un carrière de déviant. N’est-ce pas pour cela d’ailleurs que les jeunes renonçant à travailler et vivant grâce à l’argent de poche qu’ils obtiennent de leurs familles sont, après un certain âge, étiquetés comme des ‘parasites’ ? Cet impératif de ‘gagner sa vie’ se montre effectivement comme le principe normatif préexistant à partir duquel la déviance devient intelligible en tant que transgression d’une norme.

Or, bien que l’ordre capitaliste préétabli soit apte à établir des normes de conduite se référant au monde de travail, les individus ne sont pas de sujets automates qui digèrent les impératifs sans aucune marge de manoeuvre, du moins pour les interactionnistes qui rejetteraient le déterminisme strict selon lequel cette marge ne serait qu’un espace restreint privé. En effet, le point de vue interactionniste offre à l’individu, un plus grand terrain d’action, même la liberté attribuée à l’individu ne soit pas une liberté illimitée, une disposition à pouvoir faire n’importe quoi et n’importe comment. La structuration de l’environnement individuel est une contrainte matérielle imposante, dont il est difficile voire parfois impossible de s’émanciper. Par conséquent, bien que l’individu tel qu’il est perçu par les interactionnistes dispose d’une certaine liberté d’action, celle-ci n’est pas sans fin. Alors, l’ordre social préexistant n’est ni une structure contraignante paralysant l’individu, ni une construction que forge ce dernier lui-même comme il veut.

Ainsi, la société des interactionnistes ne constituée ni d’un ensemble de marionnettes, ni d’individus agissant comme des électrons libres. Le concept de réciprocité ou de l’action réciproque de Simmel joue ici un rôle considérable. C’est puisque les personnes qui nous entourent ne peuvent pas (nécessairement ou volontairement) rester indifférents à ce que nous faisons qu’ils réagissent à nos actions. De même si l’on renverse la perspective : la condition fondamentale à notre action est de savoir qu’il existe des destinataires qui recevront le sens de notre agir.

De ce point de vue, le sens que les acteurs donnent à leurs comportements acquiert une grande importance, et cela, à l’échelle réciproque. Autrement dit, il ne suffirait pas de comprendre quel sens les acteurs donnent individuellement à leurs propres comportements, à la manière de la sociologie weberienne, il faudrait aussi prendre en compte quel sens donne l’individu aux actions des autres. Plus encore, il faudrait analyser la manière dont on anticipe au sens que les autres donneront à nos comportements.

C’est à partir de cette conception de la réciprocité que la notion de déviance est définie par Becker. En effet, celle-ci ne serait pas comprise comme un certain écart à la norme. Il s’agirait d’un processus commun de construction de sens. Il faudrait, pour y parvenir, une certaine mobilisation sociale et un processus de nomination. Il ne suffirait pas, pour être déviant d’avoir transgresser une norme (un comportement transgressant), il faudrait encore être identifié comme déviant : « Le comportement [déviant] est la conséquence de la réaction publique à la déviance plutôt que la conséquence des qualités inhérentes à l’acte déviant » (p.35).

Toutefois, les normes ne disparaissent pas pour autant complétement pour laisser leurs places à une construction ad hoc de sens au moment même de l’interaction. Si c’était le cas, il serait impossible de reconnaitre quelconque action ou de comprendre la signification d’un comportement quotidien. Elles créent plutôt des espèces d’îlots de sens au sein desquels les individus se regroupent que l’on peut appeler en suivant Simmel les groupes de références. C’est en se réunissant autour de certaines normes devenues conventionnelles selon des références précises que les gens peuvent mobiliser des arguments attribuant à certains types de trajectoires un caractère déviant.

Or, ces groupes de références ne désigneraient pas uniquement un ensemble d’individus partageant les mêmes principes normatifs comme les personnes s’identifiant conservateurs face aux démocrates. Il s’agit également des groupes de références servant de principes régulateurs de la société, comme celles par exemple de l’inattention civile (ou l’indifférence polie) analysée par Goffman (1963) : ne pas dévier une personne étrangère de son chemin lorsqu’on se croise sur la place publique ou encore, ne pas regarder de manière imposante aux inconnus dans les transports en commun quitte à fixer le regard sur un endroit précis, ne pas leurs parler etc. Ce genre de comportements favoriserait à maintenir une certaine harmonie sociale, sachant qu’il serait impossible d’interagir avec chaque personne que l’on croise dans les rues, notamment dans les sociétés hautement urbanisées.

Toutefois, dans bien d’autres contextes, cette absence d’interaction est contestée, voire sanctionnée. Ne pas sortir de la maison pour longtemps n’est-il pas (ou n’était-il pas) considérée comme le symptôme d’un problème psychologique telle que la dépression ou n’appelle-t-on pas ‘ermites’ les personnes qui mènent une vie solitaire ?

Cette double face de refus de l’interaction est en effet constitutive de la société, toutes les deux bien ancrées dans nos vies quotidiennes. Selon les groupes de références à partir desquels on juge un comportement, les réactions se varient. Par conséquent, un même comportement peut être qualifié de déviant ou de normal selon la fenêtre à travers laquelle on s’y approche. Plus encore, c’est bien cette indéxicalité contrainte par certaines références communes à des groupes restreints qui permet de mettre en avant des justifications pour neutraliser et pour rationaliser les comportements déviants, et ces justifications peuvent être admises à l’échelle mondiale, dans certains cas.

2.

C’est à partir de ce constat que la compréhension de l’époque de la pandémie que nous traversons me semble pouvoir être analysée. Il nous semble utile d’en faire une description brève avant de passer à son analyse.

En effet, cela fait des mois maintenant que le monde entier subit l’impératif de confinement. Les gouvernements prennent des décisions restreignant la liberté de l’action des individus au nom d’un principe normatif qui est la santé publique[1]. Des mesures radicales variées ont été mises en oeuvre dans de différents pays, comme la fermeture des écoles, de certains commerces ou des lieux culturels. En Turquie, bien que le confinement soit hautement conseillé, hormis le couvre-feu appliqué pendant les week-ends, les citoyens turcs n’ont pas connu d’interdiction totale de sortir de chez eux, à la différence des français. Au contraire, de nombreuses usines, et notamment des ateliers restent ouverts où les ouvriers travaillent en proximité des uns des autres, bien souvent sans être équipés de masques ou de gants de protection[2]

Il est évident que l’impératif de ne pas sortir de chez soi est vécu des façons différentes selon les groupes sociaux auxquels on appartient. Nous pouvons identifier, selon l’absence ou la présence d’un travail à faire, trois catégories [3]. Tout d’abord ceux qui restent à la maison mais continue à travailler. Dans la plupart des cas, ce sont des fonctionnaires, des personnes effectuant une profession libérale pouvant se servir des outils technologiques de communication pour poursuivre leur travail, les cadres supérieurs ou les possesseurs des capitaux nécessaires pour se permettre le télétravail. Les personnes qui sont en retraite, en congé payé, les rentiers ou la haute-bourgeoisie constitueraient la deuxième catégorie qui, eux, peuvent s’offrir « un temps de qualité » avec les personnes cohabitantes ou profiter de ces « vacances » pour se cultiver autrement. Or, le groupe de personnes ayant perdu leur travail, ou qui n’en avaient pas même avant la propagation du virus et qui ne possèdent pas de capital nécessaire pour en créer une source de revenu sont, eux, obligés de demander de l’assistance auprès des autorités, de leur famille ou de leur entourage.

De l’autre côté du miroir, se trouvent les travailleurs qui ont « la chance » de ne pas être remerciés par leurs employeurs, donc de ne pas être tombés dans l’assistanat. Ils sont épargnés de l’interdiction grâce aux cartes ou des certificats d’identification réservés aux personnes sortant pour ‘la bonne cause’, à savoir leur travail. Et cette mesure ne concerne pas uniquement, comme nous pourrions l’imaginer, les travailleurs de santé publique, que l’on applaudit depuis les fenêtres chaque soir à 21h [4]. Il s’agit également des ouvriers dont les secteurs de travail ne sont pas soumis à l’interdiction de sortir, même si les marchandises qu’ils produisent ne sont pas celle de première nécessité. Conformément à la logique néolibérale, ils portent les risques de leurs propres survies par eux-mêmes. Afin de pouvoir continuer à payer les loyers aux rentiers, les factures de l’électricité au distributeurs privés, de l’eau et du gaz à la municipalité, les ouvriers sont obligés de se mettre « en danger ».

Face à cet état périlleux, les ouvriers essayent de faire entendre leurs voix, dans la plupart des cas en vain. Pour en donner un exemple, les travailleurs de ISKI et IGDAS ont fait un appel à la grève en mars pour récuser leurs conditions de travail [5]. Ils ne sont pas les seuls mais les revendications de certains d’autres ouvriers ont été accueillies avec de la violence comme c’est le cas pour les ouvriers d’une usine de confection, Akar Tekstil où le premier cas a été vu le 3 avril. Le lendemain, les travailleurs ayant fait recours à leur droit de cessation d’activité ont été menacés de ne pas recevoir leurs salaires. En plus il existe des vidéos qui montre l’attaque qu’ont subi les ouvriers syndiqués par les personnes proches du patron [6]. Tout cela, pour préparer à l’heure les ‘commandes’ qui ne font pas partie des produits de première nécessité.

Il existe bien évidemment des personnes qui sortent, malgré l’interdiction, même si ce n’est pas pour des raisons professionnelles ou vitales comme l’achat de la nourriture ou des produits d’hygiène. Les révolutionnaires, une partie du gauche ou simplement des citoyens qui font preuve de solidarité avec les plus démunis en font partie. Certains organismes politiques collaborent avec les municipalités, comme à Istanbul, pour la distribution des produits de la première nécessité dans les quartiers défavorisés. Certains font de porte à porte pour distribuer des flyers afin de renseigner les ouvriers sur leurs droits. Certains d’autres proposent de faire les cours pour les personnes les plus sensibles à la maladie comme les patients chroniques ou les personnes âgées. Certains d’autres encore, produisent des masques en tissu ou en plastique pour en distribuer aux commerçants et participent à la désinfection des places publiques. Il se trouve également des réseaux de solidarité de quartier pour le partage des produits alimentaires ou d’hygiène.

3.

Cette application sélective de la mesure d’interdiction crée-t-elle des situations intéressantes pour l’analyse en termes de déviance ? Peut-on parler de la déviance face à l’interdiction de sortir en temps de covid-19 ? Nous devrions admettre que l’application directe de la théorie de Howard Becker à notre situation semble inappropriée et cette inadéquation mériterait une section à part. Néanmoins, nous nous sommes permis d’entreprendre une aventure intellectuelle à l’aide de la perspective qu’il propose.

Nous avons vu plus haut que les groupes de références différents peuvent instituer des situations de déviance variées. Autre que son caractère mondial (au niveau géographique), politique (eu égard les mesures prises par les gouvernements), et juridiques (concernant les interdictions), la norme attachée aux pratiques face au coronavirus est également sociale. Il s’agit en effet des changements dans les manières de se rapporter aux autres. Dans certains cas, ces modifications sont bien réelles, dans certains d’autres, selon nous, la pandémie n’a fait que rendre visible certains modes d’interaction auxquels on fermait les yeux un peu plus facilement.

Puisque l’impératif de ne pas sortir de chez soi gagne une certaine souplesse selon la situation de travail, l’analyse des interactions en termes de déviance doit tenir en compte ces deux critères. Avant d’illustrer ces différentes situations, il serait utile d’examiner le tableau de Becker, montrant les différents types de comportements déviants (1963, p.20) :


Types de comportements déviants    |   Comportement obéissant   |  Comportement transgressant

Perçu comme déviant                         |       Accusé à tort                     |      Déviant Pure

N’est pas perçu comme déviant         |         Conforme                       |       Déviant discret


Puisqu’il souligne, comme on l’a vu, la nécessité pour un comportement déviant d’être identifié comme tel, sa catégorisation relie la perception à la position du comportement par rapport à la norme. Ceux qui sont perçus comme déviants et transgressent la norme seraient identifié de déviants purs. Ceux qui ne ni transgresse ni perçu comme déviants seraient conformes à la norme. En revanche, les deux autres types seraient encore plus intéressants pour l’analyse. Les comportements qui ne transgressent pas le principe normatif mais perçus comme déviants seraient accusés à tort, mettant les acteurs injustement à la marge et les acteurs qui commettent un acte méprisable mais qui échappent aux regards des autres seraient des déviants discrets. Ce dernier type de comportement est identifié comme déviant malgré son apparence privée car « les motivations déviantes comportent un caractère social même si la plupart des activités se déroulent de manière privée, discrète et isolée » (p.31).

D’une façon similaire, nous pouvons constituer un tableau qui nous permettra de mettre en rapport la situation de travail et l’impératif de ne pas sortir de chez soi :


                                 Travaille              |            Ne travaille pas

Sort                 |      Déviant sacrifié      |              Déviant pure

Ne sort pas      |        Conforme             |               Sacrifié


Dans notre société ou le travail détermine le statut maitre de l’individu (Hughes, 1993(1897), p.147 ; Becker, 1963, p.32), les personnes qui continuent à exercer leurs métiers malgré l’interdiction de sortir demeurent tout à fait conformes aux deux normes en temps de Covid-19. Les individus qui transgressent l’interdiction de sortir en plus de ne pas avoir un travail peuvent, de leur côté, être identifiées comme des déviantes pures. Ces deux cas ne montrent rien d’intéressant et les changements liés aux mesures prises contre la pandémie sont facilement repérables.

En revanche, ce que la pandémie a rendu visible, c’est les deux autres cas, à savoir les déviants sacrifiés et les sacrifiés tout courts. Pour ce qui est du premier cas, alors que la transgression du principe normatif de ne pas sortir de chez soi soit réalisée, le fait de le faire pour ‘la bonne cause’ permettra d’acquitter le déviant. Mais pour qui serait-ce la bonne cause ? Pour les patrons comme celui du Akar Tekstil, de l’usine de tapis Koza [7], ou encore du Ford Otosan [8] en particulier et pour la bourgeoisie en générale [9]. Et ceux qui ont peu à s’inquiéter au niveau économique comme les rentiers, les fonctionnaires ou ceux exerçant des professions libérales ayant suffisamment des capitaux pour travailler depuis chez eux n’osent pas lever leurs voix contre cette sacrifice admise en silence, même s’ils suivent avec de l’inquiétude les nouvelles de l’augmentation des cas du coronavirus dans le pays. Tout de même, alors, ce sont de bons gens puisqu’ils s’inquiètent mais « les bons gens sont soit naïfs soit hypocrites » (Hughes, p.93), et il suit « S'étant clairement dissocié de ces personnes et ayant déclaré qu'elles posaient problème, il était apparemment prêt à laisser quelqu'un d'autre faire le sale boulot qu'il ne voulait pas faire lui-même et pour lequel il a exprimé sa honte ». Serait-il abusé de faire référence à ces affirmations écrites au sujet des allemands en temps de camps de concentration ?

Pour le dernier groupe, à savoir les sacrifiés tout court, la seule chose qui a changé, c’est l’ampleur de la difficulté de survie. Les défavorisés n’ont pas attendus le coronavirus pour vivre en difficulté. Puisqu’il n’existe pas de possibilité de survie en dehors de l’économie de marché, les citoyens sans travail, les réfugiés, les prisonniers, le lumpenprolétariat, bref les autres continuent à échapper au quotidien de la plupart des acteurs sociaux, bourgeois, petit-bourgeois, ou la grande partie de la vaste classe moyenne. « Plus leur distance sociale est grande, plus nous laissons aux autres une sorte de mandat par défaut pour les traiter en notre nom. Quel que soit l'effort que nous fassions pour reconstruire les lignes qui divisent les groupes, il reste l'éternel problème de notre traitement, direct ou délégué, de tout groupe considéré comme quelque peu extérieur. » (p.95)

Conclusion

Pour conclure, nous pouvons dire que bien que la déviance de l’interactionnisme symbolique comprenne l’action déviante comme un comportement transgressant une norme -sous condition d’être identifié comme tel-, avec un léger déplacement du regard vers les critères de la macrosociologie, à savoir les rapports de production, nous pouvons identifier des différents types de déviance. Par ailleurs, ayant déplacé le regard de la création de la déviance au moment où se déroule la situation d’identification vers une échelle structurelle de la matrice de circulation et de la création de la plus-value, nous croyons avoir pu rendre visible les relations de l’indifférence incivile, dont certaines sont propre au temps de la pandémie.

En effet, les personnes qui sont excusées d’être sorties pour des raisons professionnelles, à savoir, dans bien de cas, les ouvriers, sont des déviants sacrifiés au nom de la continuation de la production de la richesse sachant que les activités professionnelles ayant la possibilité d’obtenir une autorisation de sortie ne sont pas toujours celles produisant les marchandises de la première nécessité. Ces autres qui s’occupent un sale-boulot ou si l’on adapte cette notion de Hughes à notre situation un boulot-malsain, se voient attribués, par contrainte, la responsabilité de s’occuper de la continuation du mode de production capitaliste tout en demeurants assujettis aux relations d’exploitation. La plaie de la société capitaliste qui saigne, ils sont les premiers à être sacrifiés afin d’éviter que la gangrène ne gagne l’ensemble du corps social.

[1] Pour un survol des restrictions en Turquie, écrit en français : https://www.ccift.com/actualites/n/news/principales-mesures-prises-par-les-autorites-turques-pour-endiguer-lepidemie-du-covid-19-2105202.html

[2] Le boycott du magasin SOK illustre bien cet exemple : https://sendika63.org/2020/04/bir-sok-iscisi-anlatiyor-insanlar-haftalik-izin-deyince-dinlenmek-nefes-almak-istiyor-fakat-biz-evde-daha-cok-strese-giriyoruz-584532/. Les négligences mortelles continuent depuis : https://patronlarinensesindeyiz.org/2020/05/28/normallesme-maskeyi-bile-emekciye-cok-goruyor/

[3] La même catégorisation peut s’appliquer à la communauté francophone d’Istanbul : https://lepetitjournal.com/istanbul/la-communaute-francaise-lheure-du-coronavirus-en-turquie-iii-278362

[4] https://www.birgun.net/haber/saglik-calisanlarina-destek-icin-alkis-eylemi-292428

[5] http://www.yeryuzupostasi.org/2020/03/22/iskide-calisan-800-sayac-okuma-iscisi-korona-onlemi-alinmadan-calismaya-zorlanmalarina-karsi-greve-cikti/

[6] https://www.evrensel.net/haber/401299/koronavirus-vakasi-cikan-akar-tekstilde-is-durduran-iscilere-sopalarla-saldirildi

[7] https://www.evrensel.net/haber/405051/1-iscinin-kovid-19a-yakalandigi-koza-halida-isciler-hepimize-test-yapilsin?utm_source=anasayfa&utm_medium=manset&utm_campaign=haber&slide_order=16

[8] https://www.evrensel.net/haber/405047/ford-otosanda-11-iscinin-kovid-19-testi-pozitif-cikti?utm_source=anasayfa&utm_medium=manset&utm_campaign=haber&slide_order=18

[9] http://komundergi2.com/tayyip-erdogan-ve-fahrettin-koca-kuzuyu-kurt-ile-oldurur-cobani-ile-yer-sahibi-ile-de-aglar-vefa-pinar/

Bibliographie

• Becker H., Outsiders, Studies in the sociologie of deviance, 1963, A Free Press Paperback

• Hughes E.C., The Sociological Eye, Selected Papers, 1993 (1897), Transaction Publishers

• Goffman E., Stigma, Notes on the management of spoiled identity, 1963, TouchStone Book

Références numériques

• https://www.ccift.com/actualites/n/news/principales-mesures-prises-par-les-autorites-turques-pour-endiguer-lepidemie-du-covid-19-2105202.html

• https://sendika63.org/2020/04/bir-sok-iscisi-anlatiyor-insanlar-haftalik-izin-deyince-dinlenmek-nefes-almak-istiyor-fakat-biz-evde-daha-cok-strese-giriyoruz-584532/.

• https://patronlarinensesindeyiz.org/2020/05/28/normallesme-maskeyi-bile-emekciye-cok-goruyor/

• https://lepetitjournal.com/istanbul/la-communaute-francaise-lheure-du-coronavirus-en-turquie-iii-278362

• https://www.birgun.net/haber/saglik-calisanlarina-destek-icin-alkis-eylemi-292428

• http://www.yeryuzupostasi.org/2020/03/22/iskide-calisan-800-sayac-okuma-iscisi-korona-onlemi-alinmadan-calismaya-zorlanmalarina-karsi-greve-cikti/

• https://www.evrensel.net/haber/401299/koronavirus-vakasi-cikan-akar-tekstilde-is-durduran-iscilere-sopalarla-saldirildi

• https://www.evrensel.net/haber/405051/1-iscinin-kovid-19a-yakalandigi-koza-halida-isciler-hepimize-test-yapilsin?utm_source=anasayfa&utm_medium=manset&utm_campaign=haber&slide_order=16

• https://www.evrensel.net/haber/405047/ford-otosanda-11-iscinin-kovid-19-testi-pozitif-cikti?utm_source=anasayfa&utm_medium=manset&utm_campaign=haber&slide_order=18

• http://komundergi2.com/tayyip-erdogan-ve-fahrettin-koca-kuzuyu-kurt-ile-oldurur-cobani-ile-yer-sahibi-ile-de-aglar-vefa-pinar/

vendredi 26 juin 2020

Capitalisme, Méritocratie et Immigration

 Introduction

La notion de méritocratie est en générale employée dans le contexte éducatif. On parle, notamment après les sociologues de l’éducation comme François Dubet ou Marie Duru-Bellat, du système de mérite ayant comme objet d’investigation l’égalité des chances et l’égalité des places au sein de l’institution scolaire.

Or, lorsque Michael Young avait créé ce néologisme dans son roman dystopique au milieu du XXème siècle, la méritocratie sortait comme le principe fondamental de l’organisation sociale. Il l’employait pour exprimer -en passant par le système éducatif, certes – une transformation de l’ensemble de la société, cette transformation ayant pour conséquence la suppression de l’ancienne division sociale à la base des classes sociales et l’établissement d’un nouveau type de scission entre les élites méritantes et la sous-classe dépourvue de réussite liée au mérite.

A son époque, et encore aujourd’hui, le capitalisme et les rapports de production qui en découlent dominent les systèmes économiques de l’ensemble des sociétés. D’ailleurs, l’organisation socio-politique sous capitalisme en prend également sa part, prouvant de nouveau l’argument de Karl Marx selon lequel l’infrastructure (les rapports de production) détermine la superstructure (les institutions comme l’éducation, la politique, la culture etc.). La seule présence de l’augmentation du nombre des départements de gestion et le volume du financement qui leur est destiné au sein des universités au détriment des disciplines comme les sciences humaines et sociales nous le prouve.

Toutefois, la méritocratie qui est la guide de route de l’invasion de la logique économique (et celle des formes d’accumulation du capitalisme se présentant différemment selon le temps et le contexte géographique) ne concerne pas uniquement le champ éducatif. En effet, dans son article daté de 1978, Norman Daniels définissait la méritocratie comme « une société dont les institutions fondamentales sont gouvernées par une théorie partiale de la justice distributive » (p. 207). Ainsi, la méritocratie dominerait l’ensemble des institutions de base de la société et la notion de justice y jouerait un rôle à expliquer.

De ce fait, les liens entre l’institution politique des pays gérés par un pouvoir central, à savoir l’Etat-nation et la méritocratie peuvent être également démontrés. En effet, ce travail sera consacré à examiner, dans un premier temps, les rapports qu’entretient le système juridique concernant la gestion des frontières et la méritocratie sous capitalisme. Nous espérons ainsi de mettre de la lumière sur la nature méritocratique des politiques d’immigration dans leur ensemble. Dans un deuxième temps, il s’agira de délimiter le contexte, et d’étudier les politiques d’immigration spécifique de la Turquie afin de démontrer en quoi elles favorisent la logique méritocratique. Finalement, dans l’objectif d’illustrer nos propos, nous allons nous focaliser sur l’industrie de textile où la main-d’œuvre étrangère est employé de façon considérable.

Capitalisme, Méritocratie et la Gestion des Frontières

Le système d’asile Européen date de l’après Deuxième Guerre Mondiale et a pour but de répondre au problème de la déplacement massif des populations ayant besoin de la protection en dehors de leurs pays dévastés par la guerre. En effet, la Convention de Genève signée en 1951 avait pour objectif d’octroyer l’asile aux réfugiés provenant des pays européens et pour des raisons liées uniquement à la guerre continentale.

La levée de cette limitation géographique et temporale par la signature du Protocole de New York en 1967 s’inscrit dans la suite de la libéralisation des régimes de la gestion des frontières. En effet, les pays européens ruinés par la guerre avaient besoin d’une reconstruction à la fois au niveau économique et sociale et la main-d’œuvre migrante y a joué un rôle fondamental (Castles & Miller, 1998). Ainsi l’immigration lié au travail a été encouragée par bien d’économies industrielles, des accords entre les pays occidentaux et ceux en développement comme la Turquie, la Tunisie ou encore la Corée ont été signés (Hardy, 2009).

Or, en dehors des travailleurs recrutés des pays étrangers conformément aux accords bilatéraux, ceux venant aux sociétés d’accueil de façon « illégale » et pour des raisons autre que la demande d’asile, étaient encore plus profitable au pays. En effet, la charge économique des Etats augmentait de façon considérable eu égard le financement du système de la sécurité sociale et des dépenses publiques visant également les migrants. Avec notamment la crise de 1973, la diminution des dépenses de l’Etat est devenue nécessaire et des mesures draconiennes ont été mises en place concernant l’immigration.

Le besoin de la main-d’œuvre pas chère n’était pas annihilé pour autant. L’armée de réserve de travail, facile à exploiter, les travailleurs migrants ont continué d’être désirés, bien que de manière non-formelle. La permission discrète de la prolifération de l’économie informelle, largement dominée par la main-d’œuvre migrante, avait pour but de satisfaire ce désir.

En effet, la place laissée au secteur informel vise la création de la plus-value à des coûts minimes, grâce notamment aux politiques d’immigration modifiées en fonction des exigences de l’économie nationale (Akkuzu, 2015). De ce fait, la forme d’accumulation actuelle, à savoir néolibérale, du capitalisme désire les frontières étatiques.

 Par ailleurs, la présence du secteur informel est un facteur d’attraction pour les migrants outre les régimes de visa flexibles, la proximité géographique, la facilité d’accès, la présence des réseaux de connaissance ou de famille etc. (Toksöz, Seyhan, & Kaşka, 2012)

Les liens entre la méritocratie et l’immigration deviennent visibles, lorsqu’on s’intéresse à la gestion des frontières à partir de cette perspective. En effet, d’une part, le secteur informel, du fait d’être exempte de régulation, est un lieu pour excellence pour le principe de « travailler plus, réussir plus ». D’autre part, le système de gestion des frontières est lui-même méritocratique ne serait-ce que par la présence d’un système de visas.

En effet, après les travaux pionniers d’Abdulmalek Sayad, les recherches s’intéressent plus aux conditions de départ des immigrés ou émigrés. Suivant cette pensée selon laquelle l’immigration n’est pas seulement un phénomène à analyser d’un point de vue de la société d’accueil, mais un processus relativement long commençant par le pays d’émigration, il nous faudrait nous intéresser au régime de visas dès le pays de départ.

 En effet, l’argent nécessaire pour la possession d’un passeport, le niveau d’éducation ou les conditions de vie exigées pour obtenir un visa pousse ceux dont qui ne sont pas « à la hauteur » de chercher des manières « légales » pour justement améliorer leurs qualités de vie. Sur ce point, rappeler la définition donnée par Nese Ozgen de l’immigration comme non pas une identité ou un statut mais « un produit de la négociation » sera également utile (Özgen, 2014, p. 135). 

Par ailleurs, cette négociation ne se termine pas une fois qu’on arrive à la société d’accueil. Afin de se faire une place au sein de cette société, il faudra assurer la pleine intégration, qui n’est finalement qu’un idéal républicain. Ceux qui connaissent mieux la langue du pays d’arrivé, qui sont dotés des moyens pour réussir et font le plus d’efforts pour en obtenir s’ils n’en ont pas, trouveront, selon cet idéal, leur place dans cette société.

Migration et Méritocratie en Turquie

En Turquie, les politiques visant la gestion des frontières et l’immigration ont connu une modification majeure notamment après « la crise migratoire » due à l’arrivée du plus grand nombre de réfugiés que le pays n’ait jamais connu auparavant. En effet, la Turquie est l’un de pays de destinations privilégiées (avec Le Liban et la Jordanie) de la migration de masse causé par la guerre civile syrienne qui a commencé en 2011 (İçduygu & Sert, 2019). A ce jour, le nombre de syriens enregistrés est plus de 3,5 millions (Göç İdaresi, 2020).

Prise en charge par le bureau des étrangers jusqu’à la mise en vigueur de la Loi sur les Etrangers et la Protection Internationale en 2014, l’immigration est devenue l’affaire de la Direction Générale de la Gestion des Migrations, liée directement au Ministère des Affaires Intérieures. Cette absence institutionnelle jusqu’en 2013 était due d’une part à l’histoire d’immigration du pays constituées notamment de l’arrivée des migrants « soydas », d’ethnicité turque ou turcophone ; d’autre part du refus de la Turquie de supprimer le principe de la limitation géographique pendant la signature du Protocole de New York, cité plus haut.

En effet, en Turquie, contrairement aux idées préconçues, il n’y a que quelques réfugiés juridiques[i]. Autrement dit, le statut de réfugié n’est attribué qu’aux individus provenant des pays européens et il y’en a très peu. L’arrivée massive des syriens -qui était considérés comme des « invités » au départ- a nécessité la création d’un statut juridique qui leur était spécifique : la protection temporaire.  

Ainsi, depuis 2013 les Syriens enregistrés se trouvent sous protection temporaire qui leur attribue certains droits fondamentaux comme l’accès aux services publics telles que l’éducation. Le taux de scolarisation des enfants Syriens est de 65%. Bien que ce pourcentage soit important, des centaines de milliers des enfants, notamment les adolescents, se trouvent en dehors du système éducatif. Par exemple, le taux de scolarisation des enfants à l’école primaire est de 96%, or, celui pour les enfants au collège est de 55% et au lycée, 24%[ii].

Les Syriens sous protection temporaire sont également autorisés à obtenir un permis de travail, depuis 2016. Or, très peu d’entre eux travaillent de façon légale, car le permis est octroyé seulement à ceux dont l’employeur a fait la demande auprès les autorités publiques et seulement 6 mois après avoir été enregistré. Puisque faire travailler un migrant de façon légale augmente les charges économiques et coûte à l’employeur, très peu d’entre eux accepte d’en faire la demande, ce qui cantonne les réfugiés Syriens au secteur informel.

Un autre facteur qui pousse les réfugiés au sein du secteur informel, c’est la mesure connue comme la ville-satellite. En effet, l’insuffisance des camps de réfugiés eu égard le grand nombre des réfugiés syriens (et aussi ceux sous protection internationale qui attendent d’être envoyés à un pays tiers) a causé le développement d’un système d’hébergement particulier. Selon ce système, les réfugiés sont enregistrés dans une ville où ils sont obligés de se pointer régulièrement au commissariat et leur déplacement à l’intérieur du pays est soumis à l’autorisation, sous condition d’avoir un prétexte acceptable et à court durée.

Ce confinement en ville d’enregistrement dont les économies respectives sont déjà fragiles, oblige les réfugiés, qui subissent dans la plupart des cas une déqualification, à accepter les travaux précaires, pour des rémunérations très basses, sans sécurité sociale au sein du secteur informel. Ils travaillent pendant des heures très longues, exploités au point de ne pas recevoir leurs salaires par des employeurs qui savent qu’en cas de non-paiement, ils ne peuvent pas aller se plaindre auprès de la police à cause du risque de subir des pénalités d’avoir travaillé sans permis de travail.

Les problèmes liés à l’absence de travail dans ses villes-satellites pousse les réfugiés à émigrer de nouveau vers les grandes villes ou l’offre de travail est plus grand au sein du secteur informel. Ils travaillent, enfant ou adulte, dans le bâtiment, dans les champs agricoles en tant que travailleur saisonnier, ou dans les ateliers de textile.

L’industrie de textile

Parmi les industries manufacturières, l’industrie de textile occupe la première place en termes d’informalité. (Erol & al., 2017). Elle vient après l’industrie d’automobile dans la production économique de la Turquie. Puisqu’il n y a pas besoin d’avoir des équipements de haute technologie les pays en développement comme la Turquie s’en servent pour booster leurs économies.

Par ailleurs, l’adoption du néolibéralisme qui encourage une organisation de travail flexible notamment grâce aux sous-traiteurs, la force de travail des migrants trouve son utilité au sein de cette industrie. En effet, l’emploi informelle devient beaucoup plus facile du fait du caractère dispatché de la production dans les petits ateliers spécialisés sur une tache particulière.

Pour des pays de tiers monde comme la Turquie qui produisent pour les pays occidentaux, l’emploi de la main-d’œuvre migrante est chose courante (Dedeoglu, 2008)[iii]. Dans un contexte de compétition mondiale, afin d’augmenter les chances de réussite, les pays font appel à la force de travail migrante pour baisser le coût de production. D’ailleurs ce sont eux, en générale, qui acceptent d’effectuer les travaux de 3D (dirty,  difficult, dangerous), eu égard leurs conditions de vie très précaires.

Selon le rapport de Metal-Is sur l’emploi de la force de travail migrante au sein de l’industrie de textile à Istanbul (Erol & al., 2017), il y a d’importants facteurs qui contribuent à l’inégalité subie par les travailleurs migrants.

Tout d’abord, il existe un écart inévitable entre les travailleurs nationaux et ceux migrants en termes de rémunération peu importe le niveau d’éducation, d’expérience ou l’âge. De ce fait, il nous serait possible de dire que le mérite ne joue pas un rôle important dans la réussite professionnelle des migrants, qui, malgré leurs niveaux d’études, vont subir des discriminations du fait d’être migrant.

Or, il existe des liens, toujours selon le même rapport, entre la maîtrise de langue du pays d’accueil, ou le niveau d’éducation qu’ils ont selon les pays d’où ils viennent. Autrement dit, venir des pays où les conditions de vie et d’éducation était relativement supérieure est un atout pour obtenir une meilleure rémunération.

Cette corrélation entre le niveau d’éducation antérieur ou l’aisance dans la langue de la société d’accueil, nous illustre une façade de la méritocratie, tout en sachant qu’il faut être prudent face à cette affirmation. Car il faut relativiser les effets positifs du niveau d’éducation en vue de la déqualification subie par beaucoup de migrants, faute de reconnaissance des diplômes ou l’absence de l’autorisation de travail.

Conclusion

Le capitalisme, et notamment sa forme d’accumulation néolibérale qui domine le monde depuis les années 1980 a besoin des frontières afin de mieux se procurer de la main-d’œuvre pas chère. En plus, la délocalisation de la production vers le tiers monde conformément à la nouvelle division du travail à l’échelle mondiale a poussé les pays en développement comme la Turquie à encourager l’emploi de la force de travail migrant, notamment grâce au contrat silencieux passé entre l’Etat et les entreprises dont l’objectif est la prolifération du secteur informel. Ce contrat se fait à travers les politiques migratoires qui mettent en place des dispositifs comme les villes-satellites ou la nécessité attribuée aux employeurs d’obtenir l’autorisation de travail pour les migrants qu’ils emploient. Les migrants travaillant au sein de l’industrie de textile, dont le niveau d’éducation est supérieur ou qui maitrise la langue turque se trouvent dans des conditions relativement favorisées, conformément à la logique méritocratique. Cependant, cet effet positif doit être relativisé, en vue des discriminations qu’ils subissent du fait simplement d’être migrants face aux travailleurs nationaux, qui, eux, gagnent plus pour la même quantité de travail. 


Bibliographie

Akkuzu, I. (2015). Göç ve Kapitalizm. DİSKAR, Türkiye Devrimci İşçi Sendikaları Konfederasyonu Arasştırma Enstitüsü Bülteni(4), 20-30.

Castles, S. (2002). Migration and Community Formation under Conditions of Globalization. International Migration Review, 36(4), 1143-1168.

Castles, S., & Miller, M. (1998). The Age of Migration : International Population Mouvements in the Modern World. London: Macmillan.

Daniels, N. (1978). Merit and Meritocracy. Philosophy & Public Affaires, 7(3), 206-223.

Dedeoglu, S. (2008). Women workers in Turkey: Global industrial production (IB Tauris).

Erol, E., & al., e. (2017). Suriyeli Göçmen Emeği, İstanbul Tekstik Sektörü Araştırması. İstanbul: Birleşik Metal-İş Yayınları.

Göç İdaresi. (2020, 06 27). goc.gov.tr. Récupéré sur https://www.goc.gov.tr/calisma-izni-sss

Hardy, J. (2009). Migration, migrant workers and capitalism. International Socialism, 2(122).

İçduygu, A., & Sert, D. (2019). Introduction: Syrien Refugees, Facing Challenges, Making Choices. International Migration, 121-125.

Özgen, N. (2014). Sınırı Düşünmek ya da Sınırda Düşünmek (Söyleşi). Dans D. Danış, & İ. Soysüren, Sınır ve Sınırdışı (pp. 133-151). NotaBene.

Toksöz, G., Seyhan, E., & Kaşka, S. (2012). Türkiye'ye Düzensiz Emek Göçü ve Göçmenlerin İşgücü Piyasasındaki Durumları.



[i] Néanmoins, nous allons employer le terme réfugié comme équivalent du terme migrant.

[ii] Les chiffres sont issus du texte de ma présentation sur les problèmes rencontrés par les enfants réfugiés, coécrit avec Didem Danis, à l’Institut Français en février 2020 dans le cadre de l’évènement Fusée de Détresse.

[iii] Aktaran : Danis, 2017 

lundi 20 janvier 2020

Marx & Religion, une introduction

  

         Au premier vu, parler de Karl Marx et de la religion ensemble semble inapproprié. En effet, celui-ci est notamment connu pour ses critiques de la religion. Or, ses critiques ne visent pas directement la religion en tant que système de croyances mais comme système institutionnalisé dont la fonction même, en tant qu’à la fois idéologie et superstructure, est de se substituer à la conscience de la vie réelle dominée par les propriétaires du Capital, à savoir la classe bourgeoise. En ce sens, les extraits (relativement nombreux mais courts) où il traite de la religion ne constituent pas une théorie systémique de la religion ou de la religiosité mais sont le prolongement, peut-être le point de départ même, de sa pensée œuvrant de faire une critique radicale de l’économie-politique et de l’organisation capitaliste de la société.

          Ainsi, afin de saisir le sens de sa philosophie-politique ciblant la fonction de substitution de la religion doit être située à la lignée du matérialisme historique, qui, lui-même est issu de la philosophie Allemande de son époque. En effet, le très connu Contribution à la Critique de la Philosophie du Droit de Hegel paru en 1844, s’ouvre comme suivant :

« Pour l’Allemagne la critique de la religion est pour l’essentiel achevée ; or la critique de la religion est le présupposé de toute critique. »

          Il faudrait noter, à partir de cette ouverture, qu’au sein de l’héritage philosophique allemand dont il est issu, la critique de la religion occupait une grande place. En effet, Marx faisait partie des Jeunes Hégeliens ou Hégeliens de Gauche avec Feuerbach et Bauer, qui se distinguaient des Hégeliens de droite avec leurs interprétations matérialistes et révolutionnaires de la pensée du grand philosophe. C’est au sein de ce groupe également qu’une théologie critique est née (notamment avec Feuerbach) avec une tournure vers le matérialisme, affirmant que les circonstances historiques ne sont pas déterminées par des idées (idéalisme) mais par des rapports sociaux. Ainsi, la religion ne doit pas être compris comme une idée, une croyance individuelle qui lie l’être humain à une quelconque divinité, mais comme le fruit des rapports sociaux d’une nature bien particulière.

« La misère religieuse est, d'une part, l'expression de la misère réelle, et, d'autre part, la protestation contre la misère réelle. La religion est le soupir de la créature accablée par le malheur, l'âme d'un monde sans cœur, de même qu'elle est l'esprit d'une époque sans esprit. C'est l'opium du peuple. » (Marx, 2010)

         Cette dernière phrase notamment, devenue slogan, est citée de nombreuses fois sans forcément être mise dans un contexte plus grand. Cela fait d’elle l’expression la plus rigide d’une pensée contre la religion prise dans l’absolu, la religion étant très rapidement identifiée comme l’ennemi principal. Or, la première partie de la citation est également essentielle en ce qu’elle montre que la religion est prise de façon médiate, puisqu’elle remplit une fonction dans une société où la misère réelle, matérielle est percutante. Autrement dit, la religion devrait être comprise dans sa fonction de substitution de la conscience de la réalité économicopolitique dans laquelle les individus sont profondément ancrés.

          En effet, la société telle qu’elle était lue par Marx, était marquée par des disparités saisissantes. Il existait un grand écart entre les propriétaires du capital et le peuple, dépourvu de toute protection sociale et de sécurité matérielle. Ici, le Capital doit être compris non pas comme une simple accumulation monétaire servant de base à l’investissement marchand, mais comme « un rapport, historiquement spécifique, d’appropriation privée des moyens de production dans lequel ces moyens et leurs propriétaires sont non seulement séparés de ceux qui les utilisent mais s’opposent à eux, les dominent et les écrasent. » (Thomas, 2012)

         Ainsi, afin de mieux comprendre la fonction de la religion dans l’expression de et la protestation contre la misère réelle, il nous faudrait mieux saisir la définition du Capital et de la société capitaliste en générale. Pour cela, il serait utile de faire un retour historique sur le passage du féodalisme vers la société organisée autour du mode de production capitaliste.

« La Réforme, et la spoliation des biens d'église qui en fut la suite, vint donner une nouvelle et terrible impulsion à l'expropriation violente du peuple au XVI° siècle. L'Église catholique était à cette époque propriétaire féodale de la plus grande partie du sol anglais. La suppression des cloîtres, etc., en jeta les habitants dans le prolétariat » (Marx K. , 1993)

         En Europe de l’époque féodale, les seigneurs, les propriétaires foncières employaient les serfs, les paysans sur leurs terres qui constituaient directement les forces productives. Ces derniers cultivaient la terre pour les premiers et en contrepartie, recevaient d’eux la protection contre les attaques des féodaux voisins. Puisque leur force de travail n’était pas encore subie la marchandisation pour être vendue au sein de l’économie de marché (qui aura émergée parallèlement à l’avènement du capitalisme) en contrepartie d’un salaire, leurs productions se limitaient à l’entretien du territoire du seigneur et la survie de la famille de ce dernier.

         Au tout début de l’époque féodale, les paysans n’avaient même pas de droits sur la partie de la terre sur laquelle ils et elles vivaient, mais ont progressivement obtenu des droits partiels grâce aux massives insurrections organisées. Néanmoins, cette attribution des droits était accompagnée d’une monétarisation des liens qui subordonnaient les paysans aux féodaux. Désormais propriétaires de leurs bouts de terre, ils devraient payer des impôts, que ce soit par l’intermédiaire de l’argent ou des biens comme des pouls ou des œufs, nécessaires à leurs propres survies.

         Dans la citation ci-dessus, Marx rappelle le contexte de l’Angleterre du 16ème siècle où l’Eglise Catholique était le plus grand propriétaire féodal. Avec la Réforme protestante, et la dépossession de l’Eglise de la plupart de ses terres, les paysans qui y travaillaient étaient également expropriés au profit de l’accumulation primitive/initiale du capital, qui allait continuer vers tous les terres communales au 17ème siècle.

         Ainsi, la bourgeoisie, propriétaire des moyens de production en scission, de plus en plus, avec la classe de notables, héritiers des terres, s’est appropriée ces terrains forçant les paysans soit à émigrer vers des villes, soit de rester en s’employant au profit de la nouvelle propriétaire bourgeoise, mais dans tous les cas à vendre leur force de travail, devenant ainsi des prolétaires.

      Cette prolétarisation forcée des paysans, accompagnée du processus de l’émergence de l’économie de marché, a ainsi créé une société de classes à double face : la bourgeoisie ou les propriétaires des moyens de production d’un côté, et les prolétaires ou ceux qui n’ont que leur force de travail à vendre, de l’autre. Cette division, disons, alternative au servage a été la cause de la paupérisation ou l’appauvrissement en masse de la plupart du peuple.

        Ainsi, les paysans devenus ouvriers vendant désormais leur force de travail sur le marché de travail, ont commencé à produire des marchandises dont le profit allait dans la poche des propriétaires des moyens de production. Or, le propre du profit n’est pas uniquement le fait de récupérer ce qui reste après avoir soustrait aux gains les coûts de production, ceux-ci étant à la fois la part de l’entretien et de l’activité des outils techniques et technologiques utilisés pour la production (le capital constant) et le coût de l’entretien des vies des ouvriers pour garantir la reproduction de leur survie (le capital variable).

        Le profit est également un objectif dont l’augmentation constante est désirée pour accumuler toujours une plus grande richesse. D’après la définition que nous avons donnée plus haut, nous pouvons dire qu’il existe une limite à l’augmentation du profit, due à la fluctuation de prix des marchandises au sein du marché libéral sous l’effet de la concurrence originelle, qui ferait que les moyens pour la maximisation du profit devraient être recherchés en dehors de l’augmentation des prix de vente d’un produit.

          La solution que le mode de production capitaliste propose face à cette limite se situe au niveau des composants du capital investi, à savoir le capital constant et le capital variable que nous avons indiqué plus haut. Puisque le rendement du capital fixe est relativement stable[1], les modifications sur le plan du capital variable, à savoir la force de production, deviennent nécessaires et se montre de manière suivante :

          Imaginons qu’afin d’amortir l’investissement initial d’un détenteur de capital, il faudrait produire et vendre 50 chemises et le temps de travail socialement nécessaire à leur production serait de 20h hebdomadaires travaillées par deux ouvriers. Or, lorsqu’un possesseur de capital achète la force de travail des ouvriers, il les fera travailler, disons, 40h par semaine. Ainsi, au lieu de produire 50 chemises, ces ouvriers produiront 200 chemises. C’est-à-dire que le profit venant de la vente de 150 chemises supplémentaires ira dans la caisse du patron, bien que les salaires des ouvriers n’aient pas augmentés. Cette forme de profit s’appelle la plus-value ou la survaleur.   

        A l’époque féodale, la plus-value était récupérée par les féodaux par la force, et non pas par l’intermédiaire de l’économie de marché, encore absente (Balibar cité par Laclau, 1975). Parallèlement à la prolétarisation et la naissance du marché de travail salarié, la récupération de la plus-value et le montant des salaires avaient désormais été encadrés par les lois du marché et plus tard par celles de l’Etat [2].

           La maximisation de la plus-value peut se réaliser de différentes façons. On pourrait augmenter le temps de travail, faire travailler les enfants ou d’autres individus auxquels l’on pourra payer moins, diminuer les pauses des travailleurs, ouvrir d’autres entreprises identiques ailleurs ou encore conquérir de nouveaux marchés que ce soit une expansion horizontale, géographique, ou verticale, à savoir l’élargissement vers des domaines qui ne sont pas encore marchandisés. Dans tous les cas :

 « L'ouvrier devient d'autant plus pauvre qu'il produit plus de richesse, que sa production croît en puissance et en volume. L'ouvrier devient une marchandise d'autant plus vile qu'il crée plus de marchandises. La dépréciation du monde des hommes augmente en raison directe de la mise en valeur du monde des choses. Le travail ne produit pas que des marchandises ; il se produit lui-même et produit l'ouvrier en tant que marchandise, et cela dans la mesure où il produit des marchandises en générale […] » (Marx K. , 1884)

        Ainsi, la définition même du travail a été changé sous le prisme du mode de production capitaliste. Il ne s’agit plus uniquement de l’objectivation de la vie générique de l’être humain (Marx K. , 1884), à savoir sa capacité anthropologique de transformer la nature de manière socialement fonctionnelle et utile, mais de la marchandisation de son être même : Le prolétaire est utilisé par le capitaliste comme une marchandise qui a cette extraordinaire qualité de produire de la plus-value.

         Cette marchandisation n’est pas sans conséquences sur la vie de et la compréhension du monde par les ouvriers. Ne produisant plus pour sa propre survie et pour celle de sa famille, l’ouvrier effectue un travail aliéné.  L’aliénation par le travail se présente à la fois entre l’ouvrier et son produit et l’ouvrier et son activité propre. Non seulement sa propre production lui semble étranger, non moins que le monde extérieur sensible en général, mais aussi sa propre activité devient un moyen par lequel il produit sa propre aliénation, une activité qui ne lui appartient pas.

« De même que, dans la religion, l'activité propre de l'imagination humaine, du cerveau humain et du cœur humain, agit sur l'individu indépendamment de lui, c'est-à-dire comme une activité étrangère divine ou diabolique, de même l'activité de l'ouvrier n'est pas son activité propre. Elle appartient à un autre, elle est la perte de soi-même. » (Marx K. , 1884)

        Cette aliénation engendre le rapport entre l’ouvrier et son produit, faisant de ce dernier un objet dont l’usage n’est possible pour lui que sous certaines conditions, comme le versement d’une partie de son salaire pour l’acheter. Elle fait naitre également, et c’est cela qui transforme l’organisation sociale de fond en comble, le rapport dans lequel d’autres hommes se trouvent à l’égard de [sa] production [de l’ouvrier] et son produit ; et le rapport dans lequel [l’ouvrier] se trouve avec ces autres hommes. Autrement dit, il crée et participe au maintien de la forme même du travail sous capitalisme.

Toutes ces conséquences se trouvent dans cette détermination : l'ouvrier est à l'égard du produit de son travail dans le même rapport qu'à l'égard d'un objet étranger. Car ceci est évident par hypothèse : plus l'ouvrier s'extériorise dans son travail, plus le monde étranger, objectif, qu'il crée en face de lui, devient puissant, plus il s'appauvrit lui-même et plus son monde intérieur devient pauvre, moins il possède en propre. Il en va de même dans la religion. Plus l'homme met de choses en Dieu, moins il en garde en lui-même. L'ouvrier met sa vie dans l'objet. Mais alors celle-ci ne lui appartient plus, elle appartient à l'objet. Donc plus cette activité est grande, plus l'ouvrier est sans objet. » (Marx, Manuscrits  1844)

        Cette aliénation par le travail est, selon Marx, la base réelle de toute aliénation. Ainsi, il fait des rapports de production, c’est-à-dire de la production matérielle de la vie réelle/sociale, le fondement même de l’organisation de la vie humaine et sociale en générale. Cette base est appelée infrastructure, et en dernière analyse, elle est le plan économique décisif qui fait que les êtres humains entrent en des rapports déterminés, nécessaires et indépendants de leur volonté. C’est sur cette structure économique qu’est fondée la superstructure qui inclut les institutions créées par l’être humain, comme le droit, la politique ou encore la religion.

        Bien que l’infrastructure ou les rapports de production soient décisifs en dernière analyse pour déterminer la constitution des domaines de la superstructure, l’inverse est également vrai. Puisque l’être humain est né à l’intérieur d’un échiquier social qui le précède, à savoir l’ensemble des institutions de la superstructure qui l’accueille, la position socio-économique qu’il va occuper au sein des rapports de production est également générée par sa position par rapport aux éléments de cette superstructure. Les deux structures sont dans un rapport d’interdépendance, et ne sont autonomes que de façon restreinte.

         En effet, selon Marx, la religion est l’une des institutions de la superstructure, une réalité dérivée des conditions sociales déterminées. Il s’agit de la création de l’homme d’une force qui n’est pas reconnue en tant que sa force et qui l’asservit ; de l’esprit religieux qui est lui-même un produit social. (Marx K. , 1844-1847)et elle participe, de ce fait même, aux rapports sociaux de domination. En parlant du protestantisme, il dit que celui-ci :

  « [...] joue déjà par la transformation qu'il opère de presque tous les jours fériés en jours ouvrables, un rôle important dans la genèse du capital. » (Marx K. , 1993)

         Et Engels avait fait un constat similaire pour le Calvinisme :

« Là où Luther échoua, Calvin remporta la victoire. Le dogme calviniste répondait aux besoins de la bourgeoisie la plus avancée de l’époque. Sa doctrine de la prédestination était l’expression religieuse du fait que, dans le monde commercial de la concurrence, le succès et l’insuccès ne dépendent ni de l’activité, ni de l’habilité de l’homme, mais de circonstances indépendantes de son contrôle. Ces circonstances ne dépendent ni de celui qui veut, ni de celui qui travaille ; elles sont à la merci de puissances économiques supérieures et inconnues... » (Engels, 1880)

           Ainsi, Marx et Engels précèdent Weber dans l’identification des rapports étroits qu’entretiennent le capitalisme et la religion. Or, la perpétuation du système de domination ne constitue pas la seule fonction de la religion, car elle est également la conscience renversée du monde.

« Le fondement de la critique irréligieuse, c’est : l’homme fait la religion, la religion ne fait pas l’homme. Et certes, la religion est la conscience de soi et le sentiment de soi de l’homme qui, soit n’a pas encore pris possession de lui-même, soit s’est déjà reperdu. Mais l’homme, ce n’est pas une essence abstraite qui reste assise dans son coin hors du monde. L’homme c’est le monde de l’homme, l’Etat, la société. Cet Etat, cette société produise la religion, conscience renversée du monde, parce qu’ils sont un monde renversé. » (Marx, 2010)

         La conscience est renversée parce que le monde de l’être humain l’est également. On voit claire à travers cette citation les relations de réciprocité qu’entretiennent l’infrastructure et la superstructure. Par leur travail, au niveau de la base économique de la société, les individus produisent leurs conditions matérielles ainsi que les institutions comme l’Etat qui, à leur tour, produisent la conscience qu’ils ont de la réalité créée par eux-mêmes. Or, cette conscience est renversée, puisque les composants de la superstructure ont une autre fonction : ils sont porteurs d’idéologie.

         Marx identifie trois formes d’idéologie : D’abord dans un sens politique, qui s’exprimerait comme un système de représentations servant à la légitimation du pouvoir et à la perpétuation de la domination.  Deuxièmement, dans un sens philosophique où l’idéologie peut être définie comme une « fausse conscience », une représentation erronée de la réalité, obscurcissant ainsi la prise de conscience effective des conditions sociales réelles. C’est cette forme d’idéologie que Marx indique lorsqu’il parle de la religion. Finalement, l’idéologie peut être aussi, mais c’est beaucoup plus rare, comme une force mobilisatrice réunissant le peuple autour d’une vision du monde (que ce soit le socialisme ou le fascisme). 

          Il serait possible de dire que l’idéologie religieuse en tant que fausse conscience se comporte comme un référent absent.[3] La misère réelle qu’elle exprime n’est visible que pour celles et ceux qui ne sont pas aveuglés par cette misère. L’ouvrier trouve le refuge dans la religion parce qu’elle lui permet de médiatiser la lourdeur de ses propres conditions de dépendance (Toàn, 1970), d’aliénation, d’exploitation. Et elle est la protestation contre cette misère parce qu’il s’agit des conditions vécues, dont l’issue pour s’en sortir est recherchée, malgré l’absence de la référence réelle, à savoir la pleine conscience de l’organisation capitaliste de la société basée sur l’exploitation de la classe ouvrière par la bourgeoisie.

        Pour finir, nous pouvons dire que l’être humain projette ses propres aspirations subordonnées sur une réalité renversée, une puissance imaginaire, un monde d’ailleurs à travers la religion et c’est grâce à cela qu’il peut se soustraire, du moins au niveau des affectes tristes, de l’organisation social qu’il crée mais qui lui parait étranger et au sein de laquelle il se trouve aliéné :

« Le monde religieux n'est que le reflet du monde réel. Une société où le produit du travail prend généralement la forme de marchandise et où, par conséquent, le rapport le plus général entre les producteurs consiste à comparer les valeurs de leurs produits et, sous cette enveloppe des choses, à comparer les uns aux autres leurs travaux privés à titre de travail humain égal, une telle société trouve dans le christianisme avec son culte de l'homme abstrait, et surtout dans ses types bourgeois, protestantisme, déisme, etc., le complément religieux le plus convenable […] Le degré inférieur de développement des forces productives du travail qui les caractérise, et qui par suite imprègne, tout le cercle de la vie matérielle, l'étroitesse des rapports des hommes, soit entre eux, soit avec la nature, se reflète idéalement dans les vieilles religions nationales. En général, le reflet religieux du monde réel ne pourra disparaître que lorsque les conditions du travail et de la vie pratique présenteront à l'homme des rapports transparents et rationnels avec ses semblables et avec la nature. La vie sociale, dont la production matérielle et les rapports qu'elle implique forment la base, ne sera dégagée du nuage mystique qui en voile l'aspect, que le jour où s'y manifestera l'œuvre d'hommes librement associés, agissant consciemment et maîtres de leur propre mouvement social. Mais cela exige dans la société un ensemble de conditions d'existence matérielle qui ne peuvent être elles-mêmes le produit que d'un long et douloureux développement ». (Marx K. , 1993)

[1] Même s’il existe des bonds majeurs grâce aux avancées techniques et technologiques, le désir de l’augmentation de l’accumulation de richesse ainsi que le nombre de détenteurs du capital en concurrence augmentent de façon parallèle. 

[2] Les considérations, d’ailleurs très intéressantes et importantes, sur les rapports entre la classe bourgeoise et l’Etat ne sont pas l’objet de cette étude. Se familiariser avec le fameux débat entre Poulantzas et Miliband sera fructueux pour pousser ce point plus loin : (Poulantzas, Miliband, & Laclau, 1990)

[3] J’emprunt ce terme à Carol J. Adams qui l’utilise dans un tout autre contexte pour expliquer la manière dont la viande, bien que porteuse d’une symbolique meurtrière, est désirée comme une simple nourriture. (Adams, 1990)



Adams, C. J. (1990). The Sexual Politics of Meat, A Feminist-Vegetarian Critical Theory.

Engels, F. (1880). Introduction à l'édition anglaise. Dans F. Engels, Socialisme Utopique et Socialisme Scientifique.

Laclau, E. (1975). Siyasal Düzeyin Özgüllüğü, Miliband & Poulantzas Tartışması. Dans M. L. Poulantzas, Kapitalist Devlet Sorunu (pp. 81-132).

Marx. (2010). Contribution à la Critique de la Philosophie du Droit de Hegel. Entremonde.

Marx, K. (1844-1847). Thèses Sur Feuerbach.

Marx, K. (1859). Contribution à la Critique de l'Economie Politique. Récupéré sur http://classiques.uqac.ca/classiques/Marx_karl/contribution_critique_eco_pol/critique_eco_pol.pdf

Marx, K. (1884). Manuscrits de 1884. Récupéré sur http://classiques.uqac.ca/classiques/Marx_karl/manuscrits_1844/manuscrits_1844.html

Marx, K. (1993). Le Capital (Vol. I). Quadrige PUF.

Poulantzas, Miliband, & Laclau. (1990). Kapitalist Devlet Sorunu. Iletisim.

Thomas, T. (2012). Sur le Thème de l'Abolition de la Condition de Prolétaire. TABLE RASE. Lyon. Récupéré sur http://www.demystification.fr/blog/sur-le-theme-de-labolition-de-la-condition-de-proletaire/#more-1026

Toàn, T. v. (1970). La Critique de la Religion par Marx. Revue Philosophique de Louvain(97), 55 - 78.